L'ethnopsychiatrie s'intéresse au patient en difficulté par rapport à son contexte culturel, et particulièrement à celui de la maladie dans sa culture d'origine, puisqu'elle s'occupe de patients migrants. Dans son ouvrage Comment on dit dans ta langue ?, Sybille de Pury, ethnolinguiste au CNRS, nous présente la pratique ethnopsychiatrique à partir de comptes-rendus de séances qui font intervenir des traducteurs, des ethnocliniciens, des psychologues.
Durant ces séances, tous les échanges sont traduits dans la langue maternelle de la personne concernée, par exemple la mère d'une enfant mutique à l'école, même si celle-ci parle le français couramment. Ces échanges obligent le traducteur à reformuler la parole, à faire des pauses discursives pour expliciter un contexte culturel et mettre au jour les ambiguïtés des propos et les malentendus interculturels. L'équipe thérapeutique gagne en compréhension, son jargon simplifié pour le non-spécialiste ne couvrant souvent qu'un aspect de la problématique qu'il nomme.
Le terme « mutique » s'inscrit dans le cadre d'une théorie générale des désordres psychologiques. Certains concepts, issus de la psychologie, sont aujourd'hui si largement diffusés que les non-spécialistes les utilisent et y font appel pour interpréter les comportements. Le mot « mutique » appartient au vocabulaire de la didactique où il désigne un « silence volontaire d'origine pathologique ». Il est largement employé par les enseignants. Rien d'étonnant à ce qu'une institutrice l'utilise et, ce faisant, qu'elle le relie à la théorie où il s'ancre. Mais Mme Kunzulu ne connaissait ni la théorie qui se profilait derrière « mutique », ni d'ailleurs le mot.Ce faisant, ces traducteurs à bâton rompu avec leurs va-et-vient explicatifs avec les intervenants illustrent toute la difficulté de la traduction en situation de médiation comme ailleurs. Il s'agit bien d'un travail de partage linguistique où des systèmes culturels complets doivent pouvoir communiquer malgré leurs différences. De nombreuses questions sont soulevées. Dans quelle langue faire l'échange lorsque, comme bien souvent, les personnes sont polyglottes : dans leur langue maternelle, dans la langue véhiculaire de leur région d'origine, dans une autre encore ? Comment traduire une métaphore alors que celle-ci illustre des concepts culturels différents ?
On peut utiliser cette image pour se représenter la situation de traduction : on tente de « dire la même chose » en utilisant un système linguistique différent. À certains points précis, on voit apparaître une résistance. Chacun de ces points est un « pli » où se concentre la structure linguistique lorsqu'elle refuse de se soumettre à la structure d'une langue autre. Ces « plis » nous sont précieux. C'est là que le traducteur doit s'arrêter et poser des questions. En examinant les « plis », il fait surgir le système, la langue. L'attention des interlocuteurs se détourne alors des faits évoqués pour se porter sur la façon dont ils sont présentés. Ce détour ne les éloigne pas de la réalité, il la rend plus présente. Il n'est, en effet, pas possible de parler du monde sans une langue pour le faire. Ainsi pouvons-nous dire qu'interroger la langue nous permet d'accéder au monde dont on parle.Comment on dit dans ta langue ? (éditions Seuil, 2005, 137 pages), écrit par Sybille de Pury, chercheur au Centre d'Etudes sur les Langues Indigènes d'Amérique (CELIA) du CNRS.
No comments:
Post a Comment