Poivre est un employé de l’Administration. Il y est philologue, une spécialité bien inutile dans les arcanes de la petite ville qui surplombe la Forêt. Tout ce qu’il désire, c’est aller dans cette forêt pour l’étudier à loisir, mais il se heurte aux lourdeurs bureaucratiques à chaque tentative. Candide, quant à lui, vit dans la Forêt. Recueilli après un accident d’hélicoptère, sa mémoire a été effacée au contact de cette nature étrange et il vit désormais comme les aborigènes, en lutte contre les maladies étranges, évitant les morts à la peau brûlante qui attaquent parfois. Il n’a de cesse de vouloir retourner à la Ville, mais les obstacles se dressent sur son chemin, les voleurs et les morts, le marais aux eaux trop chaudes, le village de Hameaux, relai obligé où personne n’ose aller.
Ces deux mondes qui coexistent dans un mélange d’inquiétude et d’indifférence renvoient à des imaginaires multiples. On y retrouve l’ambiance kafkaïenne du Château impossible à atteindre alors qu’il est si proche, chaque acteur emmuré dans son rôle et sa vision du monde, lancé dans des discussions sans aucun sens qui brouillent les idées de celui qui pose une simple question. La Forêt quant à elle rappelle la Zone décrite par les mêmes auteurs dans Stalker (dont l’adaptation au cinéma par Andreï Tarkovski en 1979 en un pur chef d’œuvre) : mortellement menaçante, complètement étrangère aux lois de la nature (les marais y sont chauds, les morts sont en quelque sorte vivants) et pourtant des hommes et des femmes y vivent, apprenant à diriger les fourmis et à protéger leur nourriture.
Mais la forêt restait indifférente. Si indifférente qu’on ne la voyait même pas. Les ténèbres régnaient au fond du précipice, et juste sur l’horizon, quelque chose de large et de feuillu, gris et informe, luisait faiblement dans le rayonnement de la lune.On y retrouve aussi des thèmes proprement russes, comme le besoin d’exploitation productiviste d’une nature immense, la notion d’île et de continent alors qu’aucune mer ne les sépare, ce que l’on retrouve aussi dans Le Nord, c’est l’Est, de Cédric Gras, ainsi bien sûr que chez Soljenitsyne, reflet de la colonisation russe sur un même continent, ou encore la façon dont les aborigènes sont perçus (les peuples premiers dirait-on de nos jours) et comment on cherche à les apprivoiser et à les rendre le plus possible pareils à nous.
Réveille-toi, demanda Poivre, Regarde-moi ne serait-ce qu’un instant, alors que nous sommes seuls. Ne t’inquiète pas, ils dorment tous. Serait-il possible que tu n’aies besoin d’aucun de nous ? Ou tu ne comprends pas ce qu’est avoir besoin ? C’est quand on ne peut pas se passer de quelque chose. Quand on y pense toujours. Quand on y aspire toute sa vie. Je ne sais pas qui tu es. Même ceux qui prétendent le contraire avec certitude ne le savent pas.
Publié pour la première fois en 1966 de façon décousue dans plusieurs anthologies, L’escargot sur la pente a été traduit du russe et publié en France à partir de bien des versions avant d’aboutir à cette traduction de Viktoriya Lajoye aux éditions Denoël en 2013 qui, avec ses 406 pages, comprend aussi la novella L’inquiétude, première version de L’escargot. Les frères Arkadi (1925-1991) et Boris (1933-2012) Strougatski sont des écrivains soviétiques de science-fiction, le premier, traducteur pour l’armée spécialisé en japonais, et le second astrophysicien. Leurs œuvres ont été tout à tour censurées, clandestines, puis de nouveau publiées de façon officielle.
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